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Photo du rédacteurKarim Bouhassoun

Une France sans limites ?


Pour les classes populaires, ouvrières, paysannes, la mobilité géographique est cousine de la mobilité sociale. L’expression « s’en sortir » quand on vit dans un grand quartier populaire illustre bien ce propos. Bouger et se bouger vont de pair. Pour gagner le cœur, le centre, là où on est plus libre. Là où on se réalise matériellement ou symboliquement. On réussit quand on bouge ou bien quand on arrive à s’extraire des marges. On « quitte la cité » aujourd’hui – à savoir le quartier de grands ensembles – comme on « montait à Paris » en laissant sa province. La logique de l’émancipation de la périphérie, c’est aussi l’histoire de la décolonisation ou encore le combat des mouvements autonomistes ou indépendantistes aux marges. Comme au Pays basque ou en Corse, en Catalogne espagnole où ont été écrites en partie ces pages, ou à Taïwan.


A l’instar de la France des campagnes, la France des banlieues a sa propre Histoire, ses logiques nationales et locales. Après des décennies d’exode rural et d’immigration économique, les banlieues sont devenues, comme certains villages, un symbole du territoire de la relégation des classes populaires à l’extérieur des métropoles. Ce mouvement général est induit en partie par la mondialisation : déséconomies d’échelle, métropolisation, exclusion aux marges de la ville et phénomène d’ « assignation à résidence » des plus fragiles[1], sortie par le haut des mieux dotés socialement. A la ville et à la campagne. Des territoires où l’on a souvent les inconvénients des métropoles sans les avantages : pollution de l’eau, de l’air, inconvénients des grandes infrastructures de l’énergie ou des transports et des mobilités. Un paysage urbain constitué d’enclaves avec les nuisances d’aéroports, d’autoroutes, de rocades, de lignes électriques à haute-tension, d’équipements publics ou privés polluant le paysage, l’air, l’eau, la vie.





La sous-représentation


L’assignation à résidence c’est aussi comme je l’ai démontré dans un précédent essai la distance vis-à-vis de la décision politique. Les inégalités sur le marché du logement en sont l’illustration et une des conséquences les plus graves. La barrière de l’accès à la propriété illustre en effet parfaitement la mainmise de la classe dominante sur le patrimoine : en près de 30 ans, le patrimoine moyen exprimé en nombre d’années de revenus est passé de 2 ans à 6 ans. Autant dire que la prime aux propriétaires – largement sous-représentés dans les banlieues – a explosé au profit des habitants des centre-ville. Ceci rendant plus importante encore la marche vers la mobilité sociale et géographique. Le patrimoine est plus accessible aujourd’hui qu’hier à ceux qui en ont déjà un et qui sont hyperreprésentés dans les centralités, ce qui augmente l’effet d’exclusion des plus jeunes, des classes populaires – qui sont souvent locataires d’un logement social depuis un demi-siècle et de père en fils – et d’une partie des classes moyennes en dehors des grandes villes.

Si on est pauvre ou faible et qu’on est loin du pouvoir, on vit une double peine. On conteste le pouvoir dont on reconnait l’incapacité à changer sa condition. On rejette ses symboles. On choisit la vie « en marge ». Comment ne pas noter la similarité entre le mouvement des « gilets jaunes » et les émeutes urbaines – émergence spontanée, extension rapide du mouvement, violences physiques notamment contre les forces de l’ordre et dégradations, contestation de la légitimité du pouvoir et des institutions, prolifération de thèses complotistes – sans se lancer dans l’étude du partage des responsabilités qui est l’exercice préféré de l’extrême-droite et des identitaires ? La France a donc des limites extérieures – les frontières, l’Outre-Mer, les frontières de l’Union européenne en matière de circulation des personnes, des biens, des services, l’espace aérien, la zone économique exclusive maritime, ses littoraux. Mais ses limites intérieures sont plus abruptes encore. Elles traduisent l’immense défi pour notre siècle que représente la question de l’espace intérieur, de son aménagement et de ses politiques sociales d’inclusion.

La solution au morcellement intérieur, c’est l’unité de la nation et la consolidation de la communauté nationale. Une nation qui pour être reconnue comme référent suprême de l’appartenance doit encore assurer et garantir l’unité et l’originalité du pacte social, pour que chacun s’y reconnaisse. Le tout sans se perdre dans les dédales de l’identitarisme. Une nation française qui doit être garante par l’action de son administration de la correction des inégalités. Un fait national qui doit s’imposer comme horizon d’appartenance à une communauté de destin spéciale et irréductible. Il y a du travail car l’idée que le Gouvernement c’est la France est partiellement vrai. Tout comme l’Etat et le Gouvernement, ce n’est pas la même chose. Tout comme l’Etat et la démocratie diffèrent. On dit de l’Etat français qu’il a mille ans, et à ce titre le travail de l’historien Pierre Rosanvallon fait référence, ce qui veut aussi dire que l’Etat et la démocratie ce n’est pas la même chose… Le Gouvernement est le fruit d’un régime, et dans notre Constitution, il découle de l’élection du Président de la République et d’une nomination par le Premier ministre. Il ne représente pas à lui seul la France même si sur le plan politique son hégémonie est une évidence et qu’elle est souhaitable car il tire sa légitimité et sa souveraineté des urnes. Mais le Gouvernement est le reflet d’une tendance politique dans la longue histoire des alternances. Pas de toute la politique et encore moins de l’Etat même s’il est un instrument de sa continuité. L’Etat préexiste et son administration est le pilier de la continuité de ses intérêts. Tout comme le fonctionnement des institutions est garanti par l’administration et le droit. On peut donc être en désaccord avec le Gouvernement, sans rejeter la France, ses institutions, la forme républicaine de son pouvoir, ses normes fondamentales et ses valeurs. Voilà donc une bonne base de réflexion pour considérer que l’unité dans la nation constitue la priorité absolue de l’Etat pour dissoudre dans l’unité du peuple les errances des séparatismes réels ou fantasmés, spontanés ou ourdis.




La France comme référence commune et garante de l’égale valeur des citoyens quel que soit leur lieu de vie, au centre ou à la périphérie, cela nécessite donc un Etat proactif et omniprésent. De l’autre côté, cela appelle à un attachement populaire des citoyens qui sont à sa base. Un attachement qui n’est jamais acquis et qui est à renouveler de façon permanente tant il repose sur des valeurs et des principes ainsi que sur des représentations qui évoluent avec le temps. On ne peut pas faire société avec nos semblables sans reconnaissance de la primauté du corps collectif. Il s’agit de faire sortir les allégeances traditionnelles de leur cadre formel en renouvelant constamment la question de l’allégeance. Cette vision des choses a été développée dans le propos du philosophe canadien Charles Taylor[2], qui rappelle que chaque homme a besoin « afin de découvrir en lui ce en quoi consiste son humanité (…) d’un horizon de signification qui ne peut lui être fourni que par une forme quelconque d’allégeance, d’appartenance à un groupe, de tradition culturelle ». Chaque Gouvernement doit à la France un « horizon de signification », de manière non négociable.


Les barrières sociales comme frontières physiques


La politique doit réintroduire dans les consciences la carte de France. Celle que l’instituteur suspendait près du tableau noir dans les écoles primaires de la République. Car gouverner nécessite comme on l’a vu auparavant de donner corps à un idéal et de lui fixer des contours. Et donner corps à un idéal, c’est aussi le marquer comme espace, le définir comme le territoire de la communauté politique telle qu’on voudrait qu’elle soit, c’est prescrire une conception particulière du vivre ensemble et en obtenir le consentement des habitants.


Cela peut paraître une évidence. Mais il y a des risques de contresens historiques majeurs à résumer la France à Paris, aux métropoles, aux territoires centres, prospères et dynamiques, pour en faire des vitrines de nos modernités. Ces zones où les difficultés que l’on retrouve ailleurs n’en sont pas, ou le sont moins : l’emploi, la démographie médicale ou l’accès aux services publics ainsi qu’aux réseaux de transports ou au numérique par exemple. Il est trop risqué de nourrir des illusions conduisant une partie des Français des métropoles à considérer que les autres territoires sont des territoires quasi- « extérieurs » pour lesquels les mesures de second rang sont convenables. Pire encore, des espaces où l’emploi d’une certaine forme de violence symbolique ou physique est toléré pour garantir l’intérêt général. C’est considérer qu’il faut pacifier malgré elles nos campagnes et nos banlieues. Des territoires ruraux où les impasses financières des salariés automobilistes ont nourri la rancœur et les rangs de groupes de populations asphyxiés qui se sont réunis dans le mouvement des « gilets jaunes ». Des banlieues où les jeunes sont discriminés pour accéder à un emploi ou à la culture du fait de leur origine ethnique malgré le diplôme et leurs efforts pour s’intégrer, ce que démontrent des études très sérieuses de l’INED et de l’INSEE qui seront décrites plus loin. Cette manière de considérer qu’il faut contenir les révoltes populaires des territoires périphériques par des mesures spéciales relève d’une conception très ancienne du fait stratégique guerrier et militaire qui veut que l’empire guerrier soit à l’extérieur. Ce qui en soi constitue une garantie de la conservation de la démocratie à l’intérieur. Les limites de la Cité tracent donc les contours physiques de la guerre et de la paix. Et indirectement de la civilisation et de la barbarie. La banlieue est un territoire extérieur de l’intérieur, tout comme l’est la Corse ou encore les zones qui abritent des nœuds de résistances locales, comme les ronds-points des gilets jaunes, les parcours de manifestation spontanée et les « zones à défendre ». C’est le modèle de la Pax Romana, cette longue période de paix imposée par l’Empire romain sur les régions contrôlées : l’administration et le système légal romain pacifiaient les régions qui avaient souffert des querelles entre chefs rivaux, alors que Rome livrait toujours bataille contre les peuples et les tribus en périphérie, notamment les peuples germaniques et Parthes.


Chaque Français compte


Rien de nouveau sous le Soleil ? Ce modèle de la Pax Romana est désormais inversé. Les espaces intérieurs sont les nouvelles marges de la France. Une France qui a fini par assumer à son détriment une géographie de la paix qui exclut une partie de ses espaces intérieurs. Des espaces où la République ne vaut plus et où ce qui fait la force des uns est la faiblesse des autres.

Dans nos banlieues, c’est particulièrement criant. Le chômage est la règle et la police ne peut intervenir que si elle est massivement déployée et avec effet de surprise, comme dans une « opération extérieure », selon le jargon militaire consacré. Sans réel égard pour la paix morale et mentale des riverains. Près d’un habitant sur quatre dans les quartiers sensibles déclare avoir déjà subi des discriminations pour ses origines, sa couleur de peau ou ses convictions. Deux mineurs sur trois considèrent que la police est stigmatisante et raciste, et déclarent s’en méfier. Il n’y a pas de fumée sans feu. Les interventions policières, depuis les émeutes de 2005, ont plutôt pris la forme d’expéditions rapides et massives sur les lieux de désordre. On est bien loin de la « police de proximité ». C’est une police qui tient distance. Dans ces marges intérieures à pacifier, les déséquilibres sont tels que la violence symbolique peut être tout aussi grave que la violence physique. Alors que les grandes métropoles concentrent les richesses qui sont offertes en spectacle au plus démunis de nos « quartiers », les discriminations qui touchent les banlieues rendent le sentiment d’injustice d’autant plus intense que l’espace s’étire entre ce qui est philosophiquement acquis et ce qui est réellement possible. Ce décalage est exacerbé par la proximité relative entre les espaces concernés. Les Français vivent en effet des réalités économiques et sociales extrêmement différentes mais le territoire national est le théâtre transparent de ces représentations. Dans la France d’aujourd’hui, on peut passer en vingt minutes de RER des quartiers ultrasensibles et enclavés de la Courneuve en Seine-Saint-Denis ou de Grigny dans l’Essonne, où se concentrent l’oisiveté et le chômage, et où s'affiche un repli identitaire et communautaire assez forts, au restaurant « La Rotonde » dans le 15e arrondissement ou bien à l’avenue Matignon, très chics, très riches, très snobs, très internationaux. Mais qui ne sont pas plus la France que la Courneuve ou bien Vigneux-sur-Seine en banlieue parisienne. Depuis la Gare de Lyon, après deux heures environ de TGV, on peut se retrouver dans le Doubs, un département frontalier de la Suisse, lui-même composite par sa géographie et la spécialisation industrielle et agricole et la relation ville-campagnes. On découvre à deux heures de TGV d’autres villes moyennes de province entourées d’espaces ruraux où les préoccupations, l’histoire, le tissu économique et social, les enjeux de pouvoir et la socialisation elle-même diffèrent énormément de la Région parisienne. Et en région parisienne, les quartiers, les villes, les centres et les périphéries diffèrent extrêmement les uns des autres au point de créer une sensation de vertige en traversant une simple rue…


Les barrières sociales sont des frontières physiques. Cumulées à la relégation géographique, elles sont une double peine infligée à des millions de Français à la ville et à la campagne. La continuité territoriale entre la ville et la banlieue, entre les métropoles et les territoires ruraux, n’a pas d’effet si vivre à part est une contrainte plus forte que le vivre ensemble. La campagne, en France, c’est 90% du territoire pour plus de 27 millions de Français. Des campagnes diverses car elles sont périurbaines, agricoles, à faible densité. Après avoir aménagé les plaines, les montagnes, les côtes, il faut passer à la vitesse supérieure et rapprocher les hommes. En partageant plus encore les richesses et les ressources sans verser dans l’égalitarisme, et en lançant de nouvelles démarches d’aménagement de grande ampleur. Un tiers de la richesse de la France est concentrée à Paris et dans la région Ile-de-France. Dans Paris et le désert Français, Jean-François Gravier notait déjà dans l’immédiat après-guerre les déséquilibres profonds de notre pays[3] : « Dans tous les domaines, l’agglomération parisienne s'est comportée depuis 1850, non pas comme une métropole vivifiant son arrière-pays, mais comme un groupe monopoleur dévorant la substance nationale ». Les 15 plus grandes métropoles de notre pays concentrent 43% des emplois et 51% de la richesse nationale.


Ces déséquilibres, la France doit les réduire car ses avatars intérieurs dicteront inévitablement ses prétentions internationales à l’heure où l’information est accessible partout et instantanément. Chaque Français compte dans la compétition mondiale et il est temps de le comprendre et de permettre à chacune de ces forces jouer son rôle.

Retrouvez l'article sur l'essai de Karim Bouhassoun"Que veut la banlieue ? Manifeste pour en finir avec une injustice française" paru sur le site Librairie de Paris.

[1] Bouhassoun (Karim), Que veut la banlieue ? Manifeste pour en finir avec une injustice française, L’Harmattan, Paris, 2017, où la thèse est développée. [2] Taylor, Charles, Le malaise de la modernité, Éditions du Cerf, Paris, 1994. [3] Gravier, Jean-François, Paris et le désert français, Paris, Flammarion, 1958.

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